27 Avril 2020
Deuxième partie. Limites et épuisement de notre mode de développement.
L’enrichissement économique qui nous a permis d’avoir depuis quelques décennies une vie où nous ne connaissons plus la faim, où nous nous habillons, nous logeons, nous chauffons nous déplaçons, où nous sommes soignés, où nous avons des congés, s’est accompagné de nombreux aspects négatifs. La façon dont les Européens ont conquis le monde est bien sûr l’aspect le plus négatif de ce développement rendu possible par la conquête et la soumission brutale des autres peuples. On l’a déjà indiqué ! Mais il y a bien d’autres « externalités négatives » !
N’oublions jamais –malheureusement peu de nos concitoyens en ont conscience – que si nous importons des pays pauvres d’Asie ou d’ailleurs des produits bon marché, c’est surtout parce qu’ils sont fabriqués par une main-d’œuvre qui travaille beaucoup et gagne peu ! Les consommateurs européens, y compris ceux des classes dites populaires, en profitent largement. On a calculé qu’en 2013, en moyenne, l’achat de produits importés de ces pays, augmentait le pouvoir d’achat moyen en France de 100 € à 300 € par mois ! (Voir Jean Tirole. L’économie du bien commun PUF 2016 Page 473)
La paragraphe ci-dessus aurait pu être placé ici, puisque cette frénésie d’accéder à un pouvoir d’achat jamais suffisant, est une des manifestations et des causes de l’épuisement aujourd’hui de ce modèle de croissance économique permis par la mainmise des Européens sur le monde à partir du XV° et inauguré en Angleterre puis ensuite en Europe occidentale à partir de la fin du XVIII° et surtout au XIX°.
Depuis les trente ou quarante dernières années du XX° siècle, notre système s’est emballé ! Sous l’effet conjugué de la forte croissance démographique, de la décolonisation, du début de développement de pays autrefois dits du « tiers monde », de l’effondrement du communisme soviétique dans l’ex-URSS et en Europe orientale, de la transformation rapide de la Chine sous l’impulsion première de Deng Xiao Ping, des débuts et de l’accélération de la révolution numérique, l’économie de marché s’est presque imposée partout même en Chine où là, elle est étroitement soumise à l’État. Cette généralisation de l’économie de marché a ouvert des opportunités considérables d’investissement d’entreprises partout dans le monde. Cela s’est accompagné d’une expansion des échanges internationaux de toute sorte à un rythme jusqu’alors inconnu. Investissements et expansion des échanges ont été encouragés par le triomphe du système occidental et l’échec du collectivisme. Liberté d’entreprise, concurrence, liberté des mouvements des hommes, marchandises, flux divers et capitaux ont été considérées propres à assurer la prospérité et une croissance toujours ardemment recherchée
L’Occident continuait, États-Unis en tête, à produire de plus en plus, et innover notamment dans le domaine des NTIC (nouvelles technologie de l’information et de la communication) et se mettaient en place les géants de l’Internet, les fameux GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) auxquels il ne faut pas manquer d’ajouter IBM, Dell, Intel et d’autres ; tous Américains : une mondialisation d’abord américaine !
Chine, Indonésie, Malaisie, Taïwan, Vietnam, Turquie, Union indienne, Sri Lanka, Europe orientale, on ne peut dresser ici la liste exhaustive des lieux et pays qui connurent alors une croissance rapide ou des investissements massifs d’entreprises américaines, japonaises ou européennes en quête de nouveaux marchés et de main d’œuvre moins coûteuse que celle des pays riches.
Ainsi toutes les « externalités négatives » produites par la croissance industrielle ont augmenté à un rythme fou tandis que les besoins de cette économie de marché mondialisée exerçaient une pression de plus en plus vive sur les ressources naturelles.
Résultat on en est arrivé à force de croissance industrielle, d’utilisation massive d’énergies fossiles, d’extraction de produits miniers, de transports émetteurs de gaz nocifs et à effet de serre, d’utilisation de sols bourrés de produits phytosanitaires divers, à constater que ce monde qu’on pensait infini était bel et bien fini. On a compris peu à peu, grâce à des « lanceurs d’alerte », tels que le GIEC, que la biosphère subissait de la part des hommes des dommages qui menaçaient à plus ou moins long terme les conditions de vie de l’espèce humaine. On court le risque, surtout à cause des atteintes à la biodiversité et du changement climatique, d’une planète invivable. Il est clair que le rythme de prélèvements des ressources diverses de la biosphère n’est pas soutenable et pourtant des millions d’Africains, Asiatiques, Latino-américains ont d’immenses besoins pour sortir de leur extrême pauvreté. Voilà le dilemme qui est le nôtre aujourd’hui.
Essayons de pointer alors les aspects de notre mode de développement qu’il nous est nécessaire de changer.
Parce que « la science » qui a tant et tant contribué à de nombreux progrès, est aujourd’hui, telle qu’elle est organisée, mal préparée à comprendre la complexité des questions qui nous sont aujourd’hui posées par l’état actuel de la planète.
Depuis le XIX° siècle, la science s’est engagée dans des voies de remarquables succès mais aussi des voies de garage. Elle trouve des solutions théoriques d’une logique apparemment parfaite ; science expérimentale, logique cartésienne, certes, mais Edgar Morin nous le dit clairement : « la science est ravagée par l’hyperspécialisation, qui est la fermeture et la compartimentation des savoirs spécialisés au lieu d’être leur communication. » (Edgar Morin. Le Monde du 19 / 20 avril 2020. Page 28) Or, dans notre monde on ne peut trouver la lumière sur les meilleurs moyens de surmonter les obstacles que nous rencontrons, sans que les sciences dites «dures » s’éclairent entre elles et soient éclairées par le regard des sciences dites « sociales » et réciproquement bien sûr! Il n’y a pas de sciences « exactes » à côté des sciences « sociales », il n’y a que des scientifiques qui ont tous besoin de leur éclairage mutuel. Les questions d’aujourd’hui, plus encore que celles d’hier, ne trouveront de réponses que si les chercheurs sortent de leur seule spécialité pour s’interroger avec les chercheurs d’autres domaines. Science et technologie sans l’éclairage de la sociologie, de la psychologie, de l’Histoire, la géographie, l’anthropologie, la philosophie ne peuvent que nous conduire à des impasses. Pensons aux dérives conçues par les « Trans humanistes » !
Ne peut-on dire alors que ces caractéristiques s’expliquent par le fait que le développement a été l’affaire de la moitié masculine de l’humanité et que maintenant, l’autre moitié, la féminine, doit pouvoir promouvoir d’autres valeurs plus douces, plus respectueuses des partenaires divers, plus humaines, centrées sur le partage plutôt que la rivalité ? Rappelons le titre de ce très beau livre de la Biélorusse Svetlana Alexeievitch : « la guerre n’a pas un visage de femme » ! Sans tomber dans des schémas caricaturaux au sujet de ce que seraient les valeurs « féminines » et les valeurs « masculines » ne peut-on penser tout de même que le cours de l’Histoire aurait été différent si les femmes avaient eu toute leur place, autant que les hommes, pour l’orienter ?
On peut espérer que la marche des femmes vers plus d’égalité et leur participation nécessaire aux décisions aident notre espèce humaine, alors enfin rassemblée, à trouver de meilleures réponses aux défis qu’elle affronte.
Bref, il nous faut abandonner notre orgueil de maîtres absolus du monde pour adopter un autre mode de relation avec le monde vivant : Comme l’écrit Stéphane Foucard dans « Le Monde » du 27 avril, il nous faut admettre qu’il y a des « interconnexions entre les structures sociales du système productif et la biosphère ».
La crise que nous vivons en ce moment, crise planétaire, « met en relief la communauté de destin de tous les humains en lien inséparable avec le destin bio-écologique de la planète terre » (Edgar Morin. « Le Monde du 19 / 20 avril 2020. Page 29). D’où notre dernier paragraphe ci-dessous
Osons écrire, et là encore, c’est l’histoire qui nous l’apprend, que la mondialisation sera demain encore plus nécessaire qu’elle le fut. Oui, l’historien nous en avertit : gardons-nous de l’illusion que nous devrions renoncer à une mondialisation qui serait cause de la crise d’aujourd’hui et de celles qu’on nous annonce.
Voici ci-dessous un large extrait de l’article éclairant publié par l’historien Blaise Wilfert-Portal, professeur à l’École Normale Supérieure. (https://telos.eu.com/fr/le-coronavirus-et-la-mondialisation.html). A la lumière de l’Histoire, il explique bien que la « mondialisation » n’est pas la cause de cette pandémie et qu’au contraire, les remèdes viendront d’une mondialisation assumée et organisée et non pas d’un quelconque repliement sur les frontières d’État.
« Quant à la mondialisation économique, ou à la libéralisation, que d’équivoques... Si la « mondialisation actuelle de l’économie mondiale est si liée à la puissance chinoise, faut-« il vraiment l’attribuer au triomphe des mondialisateurs, alors que l’industrialisation de « la Chine est le produit d’une politique d’État « développementaliste », bien connue en « Asie de l’est depuis le Japon du Meiji, dans les années 1860 ? Faut-il rappeler que la « Chine pratique un fort contrôle des changes, alors qu’elle est la deuxième économie « mondiale ? À ce titre, notre « mondialisation » est beaucoup moins libérale que celle « qui s’est déployée au cours du deuxième XIXe siècle, par exemple, au moment de la « libre circulation des capitaux et de l’étalon-or. La puissance industrielle de Wuhan est « bien autant due à la volonté de « l’État chinois de contrôler les circulations de capitaux « et de biens » qu’à la puissance incontrôlée des multinationales. …
« C’est pourquoi aussi la solution ne peut être, précisément, qu’internationale, c’est-à-« dire, pour reprendre les termes mêmes de ses contempteurs, plus « mondialisée ». « La « mondialisation » n’a pas grand-chose à voir avec le désastre du manque de « réserves stratégiques de masques ; l’absence d’une véritable mondialisation « politique, par contre, y a une responsabilité écrasante : une réponse adéquate aurait « pu, aurait dû être une intervention coordonnée des États pour un « approvisionnement d’urgence orienté vers les zones clés de la pandémie. La « mondialisation » n’est pas coupable du virus, ni de son expansion. Elle n’est pas non « plus la cause de l’impuissance de l’État et des États face à la pandémie ; elle est en fait un remède. »
Conclusion
Qui ne voit pas cet immense travail des chercheurs du monde entier, non pas renfermés sur leurs laboratoires, mais tous ensembles attelés à la tâche de percer les mystères de ce virus, des traitements qui seraient les plus efficaces et de trouver les vaccins qui nous en protègeraient ? C’est une évidence : les remèdes seront de plus en plus dans des échanges fructueux et fréquents entre tous les chercheurs du monde entier, enrichis mutuellement de leurs travaux. Et l’exemple du laboratoire de Wuhan qui demeure encore une sorte de « boîte noire » à cause de la politique de secret de l’État chinois est une preuve de plus que les « souverainetés nationales » jalousement gardées sont l’exact inverse de ce dont demain comme aujourd’hui nous avons besoin. Et tout nous indique, pour ce qui est de nos pays, qu’une vraie autorité politique de l’Europe unie permettrait certainement d’affronter efficacement pour chacun d’entre eux les problèmes que nous rencontrons et rencontrerons bien plus qu’un quelconque repliement sur nos frontières nationales !
L’Histoire nous enseigne également que les hommes ont toujours trouvé les solutions pour reprendre leur expansion après les catastrophes. Ils ne les ont pas évitées mais ont essayé, et ont réussi à les surmonter. C’est une leçon de l’Histoire qui nous invite à garder confiance en notre capacité de résilience. Les catastrophes que nous avons subies, celle que nous subissons nous indiquent des chemins pour tenter d’éviter ou au moins limiter les prochaines !
Mais c’est sûr, comme l’ont exprimé Edgar Morin, et Jürgen Habermas, nous sommes entrés dans le temps de l’incertitude, du non-savoir. L’Histoire nous aide à éviter les explications erronées ou trop superficielles, nous indique les fausses routes à ne pas ou ne plus emprunter, mais ne peut évidemment nous dire ce que sera notre futur ! Personne ne le peut en dehors des marchands d’illusion ou des prophètes de malheur !
Henricles. Silhac. 27 avril 2020