9 Février 2022
Né en 1940 mort après 2021
Chateaubriand. Mémoires d’Outre-tombe.
Malraux, Antimémoires.
François Mauriac, Mémoires intérieurs.
De Gaulle, Mémoires de guerre.
De Gaulle, Mémoires d’espoir
Monnet, Mémoires
Toutes ces œuvres mériteraient vraisemblablement que, comme les miennes, on les nomme aussi
Quarante-cinquième partie : Mémoires amputées
C’est délibéré, et je l’ai écrit dès le début de ces textes rassemblés sous le nom de mémoires, je n’y parle pas de ma vie privée, de ma vie avec ma femme, mes enfants et petits-enfants, ni non plus des années d’enfance et d’adolescence passées en famille avec sœurs et frères, sinon une fois ou l’autre, succinctement.
Or ma femme et moi avons décidé de vivre ensemble il y a plus de 60 ans et nous sommes mariés en 1963. Notre premier enfant est né en 1964, les deux autres en 1967 et 1970. Le premier petit-fils est de 1994, il aura bientôt 28 ans ! Et quatre autres petits enfants, deux filles et deux garçons ont suivi. Le cinquième et dernier petit-fils a eu déjà 18 ans, le bac…et le permis de conduire. Il y a même une arrière petite-fille de quelques mois !
Il est évident qu’une vie conjugale aussi durable et ensuite une vie de père et grand-père ont été émaillées de multiples événements, ont connu différentes étapes, furent l’occasion de conflits, tensions, joies, bonheurs, doutes, interrogations, colères, crises, erreurs, pleurs, cris même, parfois, mais aussi d’enthousiasmes, de moments inoubliables…
Pourquoi faire l’impasse sur tout cela ? Tout simplement parce que je ne veux pas mettre sur la place publique, si restreinte que soit celle-ci, des morceaux de la vie de ma femme et de mes descendants : ce sont mes mémoires et je ne me donne pas le droit de révéler à cette occasion des choses qui relèvent de ma sphère privée, donc de la leur. Mes mémoires ne sont pas celles de mon couple et la vie de celle qui partage la mienne depuis si longtemps lui appartient.
Cela entraîne beaucoup de conséquences. Si dans ces pages, on découvre de nombreux aspects de ma personnalité, les plus intimes, les plus décisifs n’y sont pas. Comment me suis-je comporté au long des années avec ma femme ? Quel mari ai-je été ? Quel père ? Quel frère ? Certes on peut imaginer tout de même que ma femme n’a probablement pas vécu un enfer pendant soixante ans (qui sait, après tout ?) et que cette durée du couple signe plutôt une réussite que la permanence d’un échec. Mais sinon ? Mari fidèle ou volage ? Bonté ou dureté ? Attention à l’autre ou indifférence ? Douceur ou violence, brutalité, sous une forme ou une autre? Patience ou non ? Liberté du partenaire ou surveillance pointilleuse, soupçonneuse ? Vérité ou mensonge ? Générosité ou avarice ? Confiance et partage ou crispation et égoïsme ? Nervosité ou calme ? Agressivité ou sérénité ?
Rien de tout cela n’apparaît dans les textes déjà publiés. J’y affirme des opinions, des choix, les orientations données à une vie. Il en ressort, en effet que je n’ai pas passé ma vie à chercher à amasser de l’argent ni à être en quête de profit et pouvoir, c’est sûr, mais comment ai-je vécu concrètement ? On sait le décalage fréquent qu’il y a entre les valeurs proclamées auxquelles on a adhéré et la pratique de ces mêmes valeurs dans la vie réelle qu’on a vécue ! Et les personnalités les plus engagées dans des actions apparemment généreuses et altruistes sont parfois des gens insupportables avec leurs proches ou dans leurs relations avec les autres !
« Mémoires amputées » ! C’est certain. Je me rends compte que lorsqu’on raconte ainsi son passé, sans l’avoir cherché, on a tendance à se présenter sous un jour plus sympathique que mauvais et répréhensible. Apriori on ne cherche pas à se glorifier, à cacher ses insuffisances, ses manques, on les avoue même de façon très générale comme je l’ai fait dans des pages ci-dessus, mais on reste bien vague. Et sous prétexte que des « mémoires » ne sont pas des « confessions » on ne s’appesantit pas sur ce qui dans notre vie a été peu reluisant. Cela n’intéressera personne se dit-on. Petites ou grandes fautes seront recouvertes sous une chape de silence.
Cet Henri qui raconte bien des épisodes de sa vie a-t-il parfois humilié, provoqué même de la souffrance chez l’un ou l’autre ? Ne serait-il pas resté aveugle devant le fait qu’il pouvait blesser durement tel ou tel ? Il ne le voulait pas vraiment mais malgré tout ? Pensons à l’apôtre Paul qui dans l’épître aux Romains affirme « je ne fais pas le bien que je veux et fais le mal que je ne veux pas » ! Cela ne s’est-il pas passé ainsi pour moi que ce soit dans ma vie avec mes élèves, avec mes proches, pire, avec ma femme, mes enfants ?
Interrogation vaine. Celui que j’étais dans les années passées, soit l’adolescent des vingt ans, le jeune adulte des trente ans, l’homme mûr des quarante-cinq ans, n’était pas le mémorialiste de maintenant. Son jugement sur le bon ou le mauvais, le détail précis et concret de son échelle de valeurs d’alors ont varié et ce que je pense négatif et que je réprouve aujourd’hui ne me paraissait pas forcément comme cela à une autre période de ma vie. Prenons un exemple précis. Mon père et mes oncles aimaient de temps en temps aller chasser. Ils prenaient leurs fusils et cartouches, de calibre « 20 »ou « 16 » et cherchaient à trouver et viser les grives ou les perdreaux. Moi-même, élevé dans cet atmosphère de parents qui ne voyaient rien à réprouver dans la chasse, je me suis affublé avec eux et ensuite seul, d’une carabine légère qui permettait de chasser modestement. Et maintenant, j’ai honte d’avoir alors tué de jolis petits écureuils et des petits oiseaux qu’on appelait les « zizis ». Aujourd’hui nous passons du temps à regarder avec plaisir et même une certaine émotion ces soi-disant « zizis » en fait, des mésanges, chardonnerets, pinsons des arbres et autres adorables oiseaux qui viennent picorer les graines et la boule de graisse que je leur « sers » le matin ! Il ne me viendrait pas à l’idée de les viser avec une carabine ! Ni non plus d’ôter la vie à ces écureuils souples et élégants qu’on aperçoit parfois courir vite sur le sol pour regagner l’arbre que ces imprudents avaient descendu ! Comme quoi ce qu’on approuvait alors est devenu fortement répréhensible maintenant !
« Mémoires amputées », Inévitablement.
Henricles. A Silhac le 9 février 2022.